Johann Chapoutot est le plus à même d’introduire le pourquoi de ce livre :
C’est, de fait, une petite oligarchie désinvolte, égoïste et bornée qui a fait le choix, le calcul et le pari de l’assassinat d’une démocratie : des libéraux autoritaires qui, convaincus de leur légitimité supra-électorale, persuadés du bien-fondé de leur politique de « réformes » (le mot était déjà omniprésent en 1932), infatués de leur génie, de leur naissance et de leurs réseaux, ont froidement décidé que la seule voie rationnelle et raisonnable, pour se maintenir au pouvoir et éviter toute victoire de la gauche, était l’alliance avec les nazis. Hitler comme voie de la raison, ou comment l’extrême centre35 a mis l’extrême droite au pouvoir — c’est l’objet de la présente enquête, qui se veut instruction, dans tous les sens du terme, et que l’on pourra aussi lire comme un réquisitoire
Mes connaissances sur la République de Weimar et l’arrivée d’Hitler au pouvoir étant trop lacunaires, cet ouvrage arrive à point nommé. Je ne divulgâche rien en affirmant que le NSDAP n’a pas pris le pouvoir : on le lui a donné.
Mais une démocratie vivante et saine ne bascule pas brutalement dans la dictature.
Elle doit être affaiblie, sapée de l’intérieur, minée par des forces hostiles aspirant à un autre système.
Le rôle des conseillers, l’importance des détails psychologiques et topographiques, le caractère décisif de l’accès à la personne et à la faveur du président sont caractéristiques d’un régime présidentiel et d’une démocratie en voie de déliquescence.
La grande force de ce livre réside dans son analyse méthodique, claire, documentée et passionnante des forces en présence. Un véritable travail de sape des institutions et des garde-fous a été mené.
Avec obstination, Hindenburg défend les intérêts de son groupe social, au mépris de la santé des finances publiques comme des règles les plus élémentaires de leur usage.
De multiples thèmes émergent :
- Convergences d’intérêts (que l’on pourrait qualifier d’”intérêts de classe”) contre la démocratie,
- Ambitions personnelles,
- Conviction jusqu’à l’absurde d’agir pour le bien de l’Allemagne,
- Instrumentalisation de la presse au service des puissants,
- Antiparlementarisme,
- Un “centre” qui prétend gérer rationnellement la crise économique à coups d’austérité,
- Gouvernement par décret,
- Dissolution du parlement.
On se forge un ennemi
L’ennemi commun, on ne se lasse pas de le répéter, est le « marxisme » et, pire, car plus diffus et plus insidieux, le « bolchevisme culturel », épouvantail d’autant plus effrayant qu’il est, c’est le moins que l’on puisse dire, peu défini dans les discours et imprécations du pouvoir. Ce croque-mitaine, en tout cas, « détruit les fondements de la vie de notre État et notre peuple », via l’école publique, autre cible toute désignée pour expliquer la décadence allemande et la diffusion du Kulturbolschewismus, de l’homosexualité au féminisme, en passant par l’art moderne et la vie nocturne de Berlin.
Et on devient très indulgent pour l’autre côté de l’échiquier
Goebbels, qui note à plusieurs reprises l’amabilité, voire la partialité de la police en faveur des nazis.
Toute ressemblance…
Si les banques allemandes ont accordé des crédits importants aux nazis, c’est bien parce que les nazis jouissaient auprès d’elles d’un crédit politique et qu’il s’agissait là, pour elles, d’une traite sur l’avenir.
Ce livre n’est pas seulement un récit magistral de la longue descente de l’Allemagne vers la dictature.
C’est aussi une réflexion sur le travail de l’historien, qui parle autant de son époque que de celle qu’il étudie.
Les circonstances diffèrent. L’histoire ne se répète jamais à l’identique.
Mais cela ne doit pas nous autoriser à reléguer le passé au rang d’anachronisme.
Certaines forces et tendances demeurent les mêmes. Nous ne sommes pas mieux placés que les Allemands des années 30.
Johann Chapoutot le dit mieux que moi :
Ce n’est pas parce que l’histoire ne se répète pas que les êtres qui la font — qui la sont — ne sont pas mus par des forces étonnamment semblables.
Certes, on ne navigue pas deux fois sur la même mer.
Mais si le voilier prend le même cap vers les récifs,
Avec un équipage qui creuse volontairement des trous dans la coque,
Alors les naufrages passés doivent nous servir d’avertissement.
Nous sommes avertis :
En 1932, l’attitude irresponsable des libéraux autoritaires désireux de se maintenir au pouvoir malgré les désaveux électoraux a conduit, après des calculs tactiques successifs, après l’élimination d’hypothèses intermédiaires (législation d’urgence qui, d’exception, devient le droit commun, viol « assumé » de la Constitution, coup de force et dictature militaire…), à appeler les nazis au pouvoir le 30 janvier 1933 — décision égoïste à laquelle les sordides calculs fiscaux et réputationnels du vieux président Hindenburg n’ont pas été étrangers —,
Doublement avertis :
Ce furent bien les libéraux autoritaires allemands qui, dès 1932, surent reconnaître tous les mérites des nazis pour asseoir et raffermir la domination chancelante d’élites patrimoniales discréditées par la crise du libéralisme (1929), par leur manque d’imagination (l’austérité) ainsi que par leur égoïsme obtus.
Bonus
C’est remarquablement bien écrit.
Malus
DRM sur l’eBook
Conclusion
Je ne serais dire à quel point cette lecture est indispensable.
Compléments
- Johann conseille vivement (et moi aussi) la lecture de : « Récidive 1938 » de Michaël Foessel
- Interview de l’auteur par Nicolas Patin : « Présentation de l’ouvrage à la librairie Mollat » Nicolas Patin qui a écrit « Le monde nazi » avec Christian Ingrao et Johann Chapoutot
- Sur Arrêt sur Images : L’excellente émission : « Johann Chapoutot, le nazisme, et les “irresponsables” de l’extrême-centre »
Abonnez-vous ! (je peux offrir l’émission avec votre e-mail) - Sur Léman Bleu « Le grand entretien de Johann Chapoutot »
- L’analyse du livre sur Médiapart : « Les Irresponsables » de Johann Chapoutot : lorsque la démocratie cède au fascisme Je peux aussi offrir l’article.
- « Qui a porté Hitler au pouvoir ? » - Johann Chapoutot à la Société de Lecture de Genève (06.03.2025)
- Une très bonne synthèse en vidéo : « Hitler au pouvoir : qui sont les vrais responsables ? » - La Folle Histoire
Autres avis
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